lundi 19 avril 2010

Un manuscrit


"Et puis il a eu cette soirée, cette horrible soirée où Madame Krühl a découvert le manuscrit de son mari et s'est rendu compte que l'oeuvre géniale ne comportait que trois pages. Le reste était entièrement constitué par une copie servile de l'annuaire du téléphone. (...)
Il avait dû cacher le vrai manuscrit dans un endroit inaccessible. Dans un arbre, peut-être. Dans son cèdre préféré, pourquoi pas ? Ou alors sous la terre, très profond. Un bon endroit pour cacher un livre, non ? Là il peut germer en silence, à l'abri des regards indiscrets, il peut grandir avec la sève dans les fleurs et dans les arbres, et même dans le ventre chaud et tendre des femmes. Il peut s'en aller avec le vent et faire gonfler les épis de blé. Il peut rejoindre les cascades, et remonter vers les sources, là-bas, très haut, près des glaciers, près du ciel gelé."

Jean-Pierre Martinet, La somnolence (Finitude, 2010)


Pour faire connaissance avec Jean-Pierre Martinet (décédé prématurément il y a quelques années et dont les éditions Finitude rééditent trois titres), une visite au site de l'éditeur est vivement conseillée. En ce qui me concerne, j'ai croisé ce livre par hasard sur une table de libraire, je découvre cet auteur et n'en reviens pas !

lundi 12 avril 2010

Entre ici et là-haut

Elles empruntent leurs noms à Edouard Glissant, Boris Vian, Guy de Maupassant ou Louis Aragon, Pierre Mendès-France, François Mitterrand ou Jacques Duclos. Elles, ce sont vingt-trois bibliothèques et médiathèques de Seine Saint-Denis.

Il s'appelle Michel Denancé, est photographe spécialisé en architecture ; on peut découvrir son travail sur son site.

Elle s'appelle Vesna Vulovic, est hôtesse de l'air, yougoslave, et chute de dix mille mètres d'altitude après l'explosion de son avion - du moins, on peut croire cela.

On l'appelle Claro, il est le traducteur de quelques-uns des auteurs anglo-saxons contemporains les plus audacieux (parmi lesquels Thomas Pynchon, William T. Vollmann, tout récemment Paul Verhaegen), il a publié une dizaine de fictions (Chair Electrique, Madman Bovary,...), il co-dirige la collection Lot 49 aux éditions du Cherche-Midi. On peut suivre ce surdoué de l'écriture sur son blog Le clavier cannibale - c'est aussi le titre de son recueil d'essais sur la littérature et la traduction publié l'année dernière aux éditions Inculte.

A l'occasion de l'édition 2010 de Hors limites, une manifestation organisée par l'Association des bibliothèques de Seine Saint-Denis, Claro et Michel Denancé ont croisé écritures et regards pour Mille milliards de milieux, publié par les éditions Le bec en l'air dans la collection "Collatéral".

Le photographe a centré son travail non pas sur les bibliothèques-médiathèques elles-mêmes, mais sur leur environnement immédiat, à moins de dix mètres des bâtiments. Ses images horizontales, à hauteur d'homme, frontales, neutres - on pourrait presque dire objectives, sans figures rhétoriques ni lyrisme - alternent au fil des pages avec le style foisonnant, ample, inventif de Claro en un texte qui dit la chute. "Nous n'avons pas résisté à la tentation de les assembler en une forme éditoriale décalée, qui aboutit par exemple à un sens de lecture du texte inversé pour renforcer l'idée de la descente et faciliter la lecture des images", précise l'éditeur.

Et c'est très réussi, on éprouve un vrai plaisir à naviguer entre texte et images, à découvrir avec surprise que telle photo de nature envahie de chèvrefeuille à l'automne naissant, oui, c'est bien Clichy-sous-Bois ; que ces architectures comme on n'en fait plus, oui, c'est Villetaneuse mais cela pourrait être ailleurs ; que ces rues, ces carrefours, ces décors publics qui semblent des instantanés surpris au vol dans une petite ville endormie des Deux-Sèvres, oui, c'est bien aussi la Seine Saint-Denis.

Et le texte de Claro se dévide, se détend, file, file au gré des pensées de l'hôtesse chutant entre ciel et terre, s'autorise des fantaisies typographiques en autant de clins d'oeil, comme ici :

j e
v a i s
p l u s
v i t e
q u e
l a
m o r t



Extrait du texte de Claro, en invitation à découvrir ce livre pour lequel j'ai un vrai coup de coeur :
"Un scientifique s'est amusé à calculer le temps qu'a duré ma chute, il savait mon poids, ça n'a pas été difficile mais le résultat auquel il a abouti, et dont je ne me souviens plus, ne m'a pas satisfaite. On m'a interrogée là-dessus et j'ai dit que le chiffre était peut-être correct mais l'unité fausse, il ne fallait pas compter en secondes mais en années. Ma chute a duré plusieurs années, même si personne ne me croit. Mais ce sont des années-ciel, très différentes des années-lumière et des années-mort, plus proches des années-amour, en fait."


Claro, Michel Denancé, Mille milliards de milieux (Le bec en l'air, 2010)