mercredi 27 mai 2009

Une histoire pleine de livres

(J'ai écrit ce billet pour Marginales, mon blog Médiapart. Puisqu'il y est question de livres, de lecteurs, d'éditeurs et d'une bibliothèque, je le propose également ici)

On le sait maintenant, puisqu'il l'a avoué publiquement : Julien Coupat LIT. Oui. Il a un faible pour la philosophie. Ses amis aussi. Il est le chef d'un dangereux gang de jeunes lecteurs éduqués. A défaut de s'attribuer des actes revendiqués (et probablement commis) par d'autres, l'horrible présumé-terroriste passe le temps en lisant Michel Foucault (Surveiller et punir, c'est de circonstance) et L'insurrection qui vient (bonne lecture, si l'on fait abstraction de quelques mots malheureux sur les chemins de fer). Ce livre-là, non seulement il le lit, mais il est soupçonné - que dis-je ? - accusé de l'avoir écrit. Le présumé-terroriste est aussi présumé-écrivain. Et ça ne rigole pas : voilà plus de six mois qu'il est en prison à cause de ce livre-terroriste. Il était bien temps qu'il le lise et le relise ! Et son présumé-éditeur, Eric Hazan, a été mis à la question pendant plusieurs heures par les anti-terroristes. A se demander s'il ne serait pas un peu éditeur-terroriste - après tout, dans cette affaire pleine de livres, on trouve bien aussi un épicier-terroriste fortement soupçonné d'être, lui aussi, apte à la lecture et à l'écriture. On ne se méfie jamais trop des lecteurs-terroristes, ils sont capables de retourner la situation à leur avantage juste en utilisant leur arme favorite : les mots. La société peut légitimement les suspecter d'être des intellos. D'autant qu'ils ont plein d'amis et des soutiens dans le monde du livre, comme ces éditeurs récemment interpellés à Forcalquier et gardés à vue durant plusieurs jours.

J'ajouterai qu'on ne se méfie jamais trop, non plus, des bibliothèques pleines de livres que l'on peut présumer terroristes : une perquisition dans la bibliothèque-terroriste de ces jeunes gens, dans leur village-terroriste de Tarnac, n'était pas superflue. De gros lecteurs, figurez-vous, avec leurs 5000 ouvrages mis en commun. Cela prouve bien, n'est-ce pas ? Personne n'a été accusé d'en être le bibliothécaire-terroriste, mais l'enquête n'est pas close. Dans ce lieu propice à l'étude et à la réflexion, on a découvert pas moins de 27 livres subversifs. J'avoue que, en professionnelle du livre, je me pose bien des questions sur les 4970 livres non subversifs qui sont restés là-bas - que ne suis-je petite souris pour pouvoir me glisser dans cette bibliothèque...

J'ignore quel est l'avenir du livre en tant qu'objet sous sa forme actuelle, mais il n'est pas moribond et son présent me semble assuré : après tout, cette affaire pleine de livres a boosté les ventes d'au moins un titre, L'insurrection qui vient. Je terminerai par un texte extrait des carnets de Calaferte (1983), cité par Michèle Petit dans Eloge de la lecture : la construction de soi (Belin, 2005) : "Imaginer l'homme amputé de l'écriture et de son corollaire, la lecture, est faire référence à une société exclusivement soumise au réflexe mécanique où il n'aurait plus d'identité propre ; que ce décervelage soit préconisé par des bandes intéressées, certes, mais c'est sans compter avec l'exigence poétique, cette énergie vitale qui, sous quelque forme que ce soit, est comme implantée dans chaque individu, lui permettant, pour le moins, de s'assigner une dignité à titre individuel.

L'entretien de Julien Coupat avec Isabelle Mandraud et Caroline Monnot (Le Monde)

"Drôle de terroriste", le regard d'un journaliste québécois sur cette affaire française (Le Devoir)

samedi 23 mai 2009

Un an déjà !

Ici, c'est comme dans la vraie vie : j'oublie les anniversaires. J'ai donc laissé passer celui du Bibwebzine sans faire le billet un peu "marronnier" que tout blogueur digne de ce nom consacre à ce genre de célébration. Puisque c'est aujourd'hui le non-anniversaire de ce blog, j'ai eu envie de faire un bilan de cette première année et suis allée chercher des informations dans les statistiques fournies par Google Analytics.

En un an, le Bibwebzine a reçu près de 7 000 visites - je dis bien "bibwebzine", pas "bibwbzune", "bibwebzinz" ou "bipwebzine". Vous êtes venus de 64 pays - quelle joie ! Les visiteurs sont très majoritairement parisiens ; viennent ensuite les Limougeauds, puis 400 autres villes réparties sur toute la France. Celle-ci est suivie d'assez près par la Belgique, ce dont je me réjouis tant je me sens proche de ce pays. Autres origines : le Canada, l'Espagne, la Suisse, les pays du Maghreb, les Etats-Unis, l'Allemagne, la Finlande, le Gabon, la Lituanie, la Roumanie, le Japon, le Brésil, la Chine, la Côte d'Ivoire... je ne les cite pas tous mais ne voudrais surtout pas oublier Saint-Vincent-et-les-Grenadines.

Vous êtes des gens sérieux, vraiment sérieux, je crois que je vais en tenir compte à l'avenir : les posts les plus lus ont trait à la notation administrative et l'évaluation, aux OPACs de nouvelle génération et au compte-lecteur. "La lecture, ce vice à punir" a également, actualité oblige, beaucoup de succès. Mon carnet de bord de préparation au concours de conservateur a été aussi pas mal lu.

Beaucoup de bibliothécaires parmi vous, de nombreux gens du livre :-)

Mais pas seulement. Voici quelques critères de recherche qui ont permis d'arriver ici :
* aide j'ai un exposé sur l'arc électrique
* comment rejoindre le bus 42 à partir de la ligne 74
* image andouillette frites
* laïcité du mur d'enceinte du cimetière
* prénom ayant un rapport entre le boulevard Hausmann et la tortue
* carapace tortue déteignant
* bon anniversaire en amarhique

Relèvent plutôt du domaine professionnel :
* super librarian
* métier où il y a du risque (!)
* classification dewey pour les nuls
* aleph le sigb qui rend fou
* blog de Bertrand Calenge (!)
* Bertrand Calenge est-il sur facebook (décidément !)
* punir par la lecture (!!!)

Relèvent vraiment du n'importe quoi :
* african bushmen reveal genital growth mysteries
* blog lolo de reims fait caca dans les toilettes avec son collant
* liste des inscrits sur facebook à Limoges
* kool shen en couple ?

Enfin, celui qui m'a vraiment amusée : les dessins drôles au boulot organigramme de la hiérarchie.

dimanche 17 mai 2009

Des livres comme virus éditoriaux

"Lettre à l'éditeur


Paris, le 24 XI 1999,

Cher Eric,


Tu trouveras ci-joint la nouvelle version, largement augmentée et tirée à part, d'Hommes-machines, mode d'emploi. Contre toute apparence, il ne s'agit pas d'un livre, mais d'un virus éditorial.
Le Livre, en tant qu'il se tenait face à son lecteur dans la même feinte complétude, dans la même suffisance close que le Sujet classique devant ses semblables, est, non moins que la figure classique de l'"Homme", une forme morte.
La fin d'une institution s'éprouve toujours comme la fin d'une illusion. Et c'est aussi bien le contenu de vérité en vertu duquel cette chose passée est déterminée comme mensonge qui apparaît alors. Que, par-delà leur caractère de clôture, les grands livres n'aient jamais cessé d'être ceux qui parvenaient à créer une communauté ; qu'en d'autres termes, le Livre ait toujours eu son existence hors de soi, voilà qui ne fut admis qu'à une date somme toute assez récente. Il paraît même que camperait encore quelque part sur la rive gauche de la Seine une certaine tribu, une communauté du Livre, qui trouverait dans cette doctrine tous les éléments d'une hérésie.
Tu es bien placé pour constater que la fin du Livre ne signifie pas sa brutale disparition de la circulation sociale, mais au contraire son absolue prolifération. Le foisonnement quantitatif du Livre n'est qu'un aspect de sa présente vocation au néant, tout comme sa consommation balnéaire et le pilon, qui en sont deux autres.
Dans cette phase, il y a donc certes encore des livres, mais ils ne sont plus là que pour abriter l'action corrosive de VIRUS EDITORIAUX. Le virus éditorial expose le principe d'incomplétude, l'insuffisance fondamentale qui est à la base de l'objet publié. Il se cale par les mentions les plus explicites, par les indications les plus grossièrement pratiques - adresse, contact, etc. - dans la perspective de réaliser la communauté qui lui manque, la communauté encore virtuelle de ses lecteurs véritables. Il place en un coup le lecteur dans une position telle que son retrait ne soit plus tenable, telle du moins que ce retrait ne peut plus être neutre. C'est dans ce sens-là que nous efflanquerons, aiguiserons, préciserons la Théorie du Bloom.

[...]

Amicalement,

Junius Frey"

Tiqqun, Théorie du Bloom (La Fabrique éditions, 2000)

dimanche 10 mai 2009

Des illisibles

"Ces fameux livres qu'on dit souvent "illisibles" ne le sont bien souvent que parce qu'ils exigent un temps d'absorption que notre emploi du temps nous refuse. En cela, le livre se pose, et se trouvera toujours, comme ennemi, rival du temps de travail ; il est de l'ordre de la perte, au sens ontologique et économique, car le gain qu'il propose ne saurait être ni quantifié ni assuré, même en négatif. La lecture n'est pas l'apanage des oisifs ou des bourgeois, comme on l'a dit à l'époque d'une certaine idéologie ; c'est avant tout une utopie, celle d'un état où l'apparente passivité dissimule une activité non-productive. Voilà pourquoi, à sa façon naïve et velléitaire, le livre-monstre se pose en contempteur de l'ordre établi : il contraint le lecteur à prendre conscience de son impuissance. Partant, il l'agace, le tente, le frustre, le supplie, le fascine, l'obsède, le rejette aussi. L'illisible n'est plus alors synonyme d'échec (de la part du livre ou du lecteur) mais nouvelle dimension du livre, c'est la somme des "plis" que nous n'aurons jamais le temps ni le droit de déplier, comme si le livre possédait en lui une faille, et que ça ne cessait de fuir par cette faille, nous comme lui. Mais cette éventuelle "illisibilité" née du gigantisme, qui n'est pas comme on l'a souligné constat d'un échec ou simple trace d'une négativité, se veut en réalité porteuse d'un projet autrement plus ambitieux : remettre en cause la notion de lecture telle que nous la concevons ordinairement, c'est-à-dire en terme de linéarité. Car dès lors qu'une oeuvre s'est affranchie du malsain diktat de la linéarité, pourquoi son appréhension, sa préhension, sa dimension obéiraient-elles, contre toute logique, à ladite linéarité ? Au lecteur de devenir à son tour un monstre, un avatar de l'excès, et d'inventer une lecture qui défasse cette soi-disant illisibilité qui n'est finalement qu'une erreur de parallaxe engendrée par notre conditionnement social. Lire - et l'excès est justement là pour le révéler - n'est pas lire du début à la fin, lire in extenso. Il n'y a pas d'in extenso de la lecture. Pour la bonne raison qu'il n'y a pas de territoire défini du lire : la page est nomade, et son voyageur doit apprendre à l'être aussi. Mieux encore : la lecture peut se faire guérilla, plutôt que campagne napoléonienne. Origami, et non coloriage."

Claro, Le clavier cannibale (Inculte, 2009)

Le blog de Claro, c'est ici

lundi 4 mai 2009

Les transformations silencieuses

"Quand je vais de Paris en Bretagne, je regarde souvent, de la fenêtre du train, s'approcher la grande modification attendue. Mais toujours elle échappe. Au Mans, nous sommes encore dans la dépendance de Paris et du fameux "bassin", le paysage reste ouvert. Or, à Laval, nous avons définitivement basculé dans un pays étrange, retiré, devenu secret, en dépit de sa platitude. Et pourtant nulle démarcation entre les deux. Est-ce dans le passage, en sous-sol, du calcaire au granit qu'on lit la mutation, ou de la tuile à l'ardoise du toit des maisons, ou dans le vert des prés, ou dans la forme des clochers ou même dans ces cieux, non plus tendrement "voilés de vapeurs roses" (Baudelaire), mais où les nuages sont structurés désormais en formes vertigineuses, si durement ciselées par le couchant ? Quand donc a commencé d'apparaître, dans l'atmosphère ou la vie des gens, l'élément marin ? Une chose est sûre : même si rien ne l'indique dans le relief, tout a changé sous nos yeux, sans qu'on le perçoive, et jusqu'à la façon dont le soleil se couche derrière les nuages. Un grand chavirement s'est produit, au cours du trajet, mais sans fissure qui le trahisse. Comme si rien ne s'était passé. Car cette prégnance, ou cette ambiance, cette "atmosphère", ne sont pas délimitables en termes de propriétés et sont donc réfractaires à notre prise ontologique."

François Jullien, Les transformations silencieuses (Grasset, 2009)