"Ces fameux livres qu'on dit souvent "illisibles" ne le sont bien souvent que parce qu'ils exigent un temps d'absorption que notre emploi du temps nous refuse. En cela, le livre se pose, et se trouvera toujours, comme ennemi, rival du temps de travail ; il est de l'ordre de la perte, au sens ontologique et économique, car le gain qu'il propose ne saurait être ni quantifié ni assuré, même en négatif. La lecture n'est pas l'apanage des oisifs ou des bourgeois, comme on l'a dit à l'époque d'une certaine idéologie ; c'est avant tout une utopie, celle d'un état où l'apparente passivité dissimule une activité non-productive. Voilà pourquoi, à sa façon naïve et velléitaire, le livre-monstre se pose en contempteur de l'ordre établi : il contraint le lecteur à prendre conscience de son impuissance. Partant, il l'agace, le tente, le frustre, le supplie, le fascine, l'obsède, le rejette aussi. L'illisible n'est plus alors synonyme d'échec (de la part du livre ou du lecteur) mais nouvelle dimension du livre, c'est la somme des "plis" que nous n'aurons jamais le temps ni le droit de déplier, comme si le livre possédait en lui une faille, et que ça ne cessait de fuir par cette faille, nous comme lui. Mais cette éventuelle "illisibilité" née du gigantisme, qui n'est pas comme on l'a souligné constat d'un échec ou simple trace d'une négativité, se veut en réalité porteuse d'un projet autrement plus ambitieux : remettre en cause la notion de lecture telle que nous la concevons ordinairement, c'est-à-dire en terme de linéarité. Car dès lors qu'une oeuvre s'est affranchie du malsain diktat de la linéarité, pourquoi son appréhension, sa préhension, sa dimension obéiraient-elles, contre toute logique, à ladite linéarité ? Au lecteur de devenir à son tour un monstre, un avatar de l'excès, et d'inventer une lecture qui défasse cette soi-disant illisibilité qui n'est finalement qu'une erreur de parallaxe engendrée par notre conditionnement social. Lire - et l'excès est justement là pour le révéler - n'est pas lire du début à la fin, lire in extenso. Il n'y a pas d'in extenso de la lecture. Pour la bonne raison qu'il n'y a pas de territoire défini du lire : la page est nomade, et son voyageur doit apprendre à l'être aussi. Mieux encore : la lecture peut se faire guérilla, plutôt que campagne napoléonienne. Origami, et non coloriage."
Claro, Le clavier cannibale (Inculte, 2009)
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1 commentaire:
Très bon article, comme toujours. Il a le mérite de susciter le commentaire .
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